Louis Georges

Directeur(s).rice(s) de thèse :
Nicolas SCHAPIRA


Titre de la thèse :
Les rythmes de Paris. Histoire sociale des pratiques d’orientation temporelle (1650-1750)


Résumé :
Ce travail vise à saisir les pratiques du temps horaire des populations parisiennes à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle. Il entend approcher l’étude des temps sociaux par le relief horaire de la vie urbaine, plutôt que par les évolutions techniques ou les discours spéculatifs. Son approche cherche à répondre à un intérêt vif des historiens pour l’orientation temporelle des acteurs. Celle-ci n’est que peu éclairée par les historiographies de la mesure du temps et des arts horlogers, qui, quoique considérables, ont négligé leur dimension sociale, et ont assimilé les rythmes sociaux aux évolutions techniques les plus spectaculaires, exprimées en des mouvements binaires : le triomphe de l’instrument sur l’intuition, de la précision sur l’approximation, de l’heure égale sur l’heure inégale, de la pendule privée sur l’horloge publique puis de la montre sur l’objet fixe ; enfin de la mécanique sur la gnomonique et l’écoulement. Ces modèles ont eu une influence lourde sur l’historiographie économique, qui les a placés parmi les causes d’une mécanisation fondamentale des sociétés modernes, et sur celle de la philosophie, qui a imaginé une traduction épistémique du battement de l’horloge dans le savoir européen.

Une approche sociale et pragmatique a pour utilité de rétablir un lien causal empirique entre les possibilités techniques et les pratiques effectives, dans une période qui sépare la prééminence de l’heure vraie (solaire), définie par ordonnance royale de 1641 comme la référence temporelle ultime de tous les instruments à Paris, et l’apparition d’un souci d’unification des systèmes horaires, suscité par l’importance croissance du temps moyen (mécanique), et exprimée le plus visiblement en la pendule de Passemant à Versailles, qui définit pour la première fois une heure normative commune à l’ensemble du territoire régnicole à partir de 1754.

Pour saisir la complexité du relief horaire dans le cadre urbain, et pour dissiper la polysémie du substantif abstrait de temps, l’étude est divisée en quatre fenêtres pratiques, modulant quatre valeurs du temps horaire dans la ville selon une progression empirique :

- L’affichage horaire (horloger ou non) constitue un objet de pouvoir. Le gouvernement de l’heure (étudié au travers des délibérations et actes du Bureau de la ville, des actes royaux et des registres des Bâtiments du roi) s’inscrit dans les conflits d’autorité sur la ville entre les pouvoirs royaux et municipaux, exprimés à la fois par le souci évergétique d’afficher monumentalement l’heure, et la nécessité d’entretenir un réseau horloger fonctionnel. Les marchés et registres de fabrique de plusieurs paroisses sont aussi considérés, quant à la définition, la construction, l’entretien et l’organisation par les marguilliers d’une indication horaire publique, mécanique ou non.

- L’heure dirigée ne correspond toutefois que partiellement à l’heure disponible du point de vue des populations, qui forme un deuxième axe d’étude. Il s’agit pour celui-ci d’esquisser une présence de l’heure comme objet dans la ville, en déterminant à quels affichages horaires ont quotidiennement accès les groupes sociaux, dans le but de peser le lien de l’évolution technique et de la pratique efficace. Des soucis particuliers sont portés à la permanence des instruments non-mécaniques, cadrans solaires et sabliers, au métier de cadranier, à la prise de parole conquérante de la corporation des horlogers dans l’espace public, enfin à la réalité d’un triomphe de la montre à la fin du XVIIe siècle, décrite dans l’historiographie technique comme la conséquence nécessaire de l’épiphanie du ressort spiral.

- Au-delà de sa valeur d’outil externe de l’affichage, l’heure intériorisée a fonction, pour l’individu, de catégorie d’orientation temporelle de son action. Pour un troisième temps d’étude, il s’agit de déterminer avec quelles références, selon quelles catégories horaires, et avec quels mots les acteurs orientent leurs gestes dans le temps quotidien, en évacuant la notion, technique et téléologique, de « précision ». L’un des arguments ubiquistes des études de rythme étant l’intériorisation, inconsciente mais absolue, d’une logique temporelle mécanique, imposant un rythme machiniste aux sociétés à partir du XVIIIe siècle, l’enjeu est de peser l’évolution de la référence au temps horaire, de son utilisation, et de son exactitude, dans cette période charnière. La diversité des cas particuliers rend le recours à une enquête statistique utile, pour rendre sensibles des tendances générales. En particulier, l’apparition soudaine des catégories prédictives d’« heure précise » et d’« heure très précise » dans les décennies 1690 et 1700, et leur disparition pareillement brusque vers 1730 est rendue visible par l’étude sérielle des fonds de placards et faire-part de particuliers parisiens (8050 documents), et doit être expliquée dans sa signification sociale. Le passage de la catégorie de « relevée » à celle d’« après-midi » pour désigner la seconde partie du jour solaire, doit pareillement être éclairé.

- Le quatrième axe s’éloigne du temps-outil pour approcher le rythme des acteurs dans la ville. Comment, aux échelles quotidienne et hebdomadaire, s’organisent les activités des individus ? L’intérêt de l’historiographie a surtout concerné, dans une perspective économique, le temps de travail des ouvriers urbains, si bien que la réalité et l’évolution du relief horaire de la vie quotidienne des différents groupes sont singulièrement méconnues. Deux corpus complémentaires trouvent utilité pour répondre à cette lacune. Les règlements du Bureau de la ville et les ordonnances de police après 1667 renseignent sur le rythme normatif de la ville, en particulier sur la frontière du jour et de la nuit, période d’inactivité théorique (les « heures indues »), et les conflits de synchronisation des activités urbaines. Surtout, le système judiciaire parisien offre une fenêtre des plus rares sur le quotidien de l’ensemble des populations, au travers des témoignages et interrogatoires enregistrés dans les chambres criminelles (petit et grand criminel du Châtelet, Tournelle au Parlement). Le souci, dans ces prises de paroles, de la disposition horaire des actions quotidiennes, et de leur cours ordinaire avant la disruption du crime, constitue un moyen unique d’accéder à un état de fait des pratiques en dehors des discours programmatiques et normatifs. La richesse des fonds permet de mener plusieurs sondages représentatifs, en des périodes définies, rendant visibles les tendances générales pour différents groupes sociaux. Une telle enquête enrichit aussi l’examen lexical des catégories horaires, en les situant socialement, et fournit encore des éléments sur l’accès ordinaire des individus aux instruments horaires, qui sont régulièrement invoqués pour appuyer les témoignages.


Champs de recherche :
Histoire sociale du XVIIe siècle, histoire des pratiques de savoir, histoire des comportements, histoire urbaine, études rythmiques, temps sociaux

Mis à jour le 14 janvier 2019